LE LION DU BOIS
DE GIREUGNE
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Je débute par ce souvenir, parce que c’est
le premier que j’ai vécu seul, c’est-à-dire ma
première expérience, sans le secours de Raoul Adam, mon
professeur habituel. Je rappelle que Raoul Adam était un des
peintres bien connus de la vallée de la Creuse, en particulier des
sites de Chambon et des gorges de Bonnu où a été
construit le barrage d’Eguzon. Raoul Adam était déjà
un peu connu en fin de carrière et il avait l’autorisation de
l’ingénieur en chef du barrage pour se rendre sur les
chantiers afin de vérifier l’exactitude de certains détails
de ses tableaux.
Raoul Adam venait de quitter Châteauroux pour s’installer
à Nohant, pays célébré par George Sand. Je
vivais donc ma première aventure pour mon propre compte. C’était
une journée magnifique de début d’été.
Vers fin juin, je crois, dans les années 1930-1935. Il y avait ce
jour-là une lumière magnifique, pas écrasante de
chaleur, mais une lumière très transparente qui donnait plus
de valeur à la beauté du paysage (formes et couleurs). Je
pris le départ de la maison, juché sur mon grand vélo,
un routier marque Peugeot. C’est ce qui se faisait de plus solide à
l’époque, c’était un vélo tous terrains.
Je pouvais y amarrer mon matériel (chevalet de campagne articulé,
boîtes à couleurs, fusains, cartons, papiers et tubes de
couleurs).
J’étais parti au hasard à la
recherche d’un motif qui devait me plaire et pas trop difficile à
mettre en place pour un tableau. Au retour, c’est le hasard qui m’amena
dans le bois de Gireugne, qui était une fin de la forêt de Châteauroux.
Il y avait là des arbres magnifiques (Les Grands Chênes). Je m’installai,
assis sur mon petit pliant de cuir, face à mon chevalet et je
commençai à composer mon dessin. D’abord, j’étais
très tranquille, dans le silence, persuadé que j’allais
peut-être faire mon premier chef d’oeuvre. Au bout d’un
quart d’heure, un grognement inattendu, suivi d’une respiration
rauque, comme celle qu’on entend en visitant les ménageries,
en approchant de la cage des fauves. Je n’avais pas vraiment
peur, mais ça allait bientôt venir car peu après,
retentit comme une fanfare, un énorme rugissement qui se répercuta
dans tout le bois. C’était un lion, je n’en doutais
plus. Mais pourquoi un lion dans le bois de Gireugne, aux portes de Châteauroux.
Je n’avais pas le temps de penser à une réponse, car l’angoisse
me prit, avec en plus une envie bien connue qu’on appelle la “courante”
qu’il est très difficile de maîtriser en écoutant
ce lion, dont le rugissement venait vraiment mal à propos, surtout
quand on pense à faire un chef-d’oeu-vre. Je rassemblai mon
matériel que je remis en place sur mon vélo, et je pédalai
à toute vitesse pour revenir à la maison. C’est
effrayant ce que l’on peut aller vite, à vélo, surtout
lorsqu’on a peur et que les intestins vous font des misères.
Arrivé chez mes parents, j’étais complètement
essoufflé et tout bredouillant, je racontai mon histoire. Mon père
ne prononça pas un mot et se contenta de me regarder d’un air
inquiet. Par contre, ma mère faillit pleurer et se lamenter mais mon
récit ne fut cru par personne. On me mit au lit, pour être
surtout au calme, et du lion de Gireugne, on n’en parla plus, afin de
ne pas réveiller des souvenirs et des douleurs du ventre qui avaient
fini par diminuer.
Dans le silence de ma chambre, j’évoquais
déjà les aventures des grands reporters qui vont en Afrique
ou en Asie, assister à des chasses mémorables, aux lions ou
tigres ! Mon histoire était enfin enterrée, et avec ma future
célébrité de peintre paysagiste, dont la carrière
commençait plutôt mal. Mais, après m’avoir pris
pour un drôle de plaisantin (ma faculté que j’avais déjà
à raconter des histoires plus ou moins pendables commençait à
se faire jour), on comprit, grâce à la presse locale et des
journalistes plus en forme que moi, que le lion s’était
manifesté à plusieurs reprises et qu’il ne s’agissait
pas d’une hallucination collective ni d’un rêve. La vérité
était là, il y avait un lion bien vivant dans le bois de
Gireugne.
La presse locale révéla qu’une
dompteuse qui habitait les environs de Châteauroux exerçait
ses talents en faisant travailler des fauves dans les cirques de passage.
Un de ses fauves avait de grandes difficultés à se nourrir,
et il dépérissait ! Plusieurs dents de sa mâchoire s’étaient
cassées. Il fallait être aux petits soins pour ce lion qu’elle
avait installé au calme dans le bois de Gireugne. Sa propriétaire
s’était mise en tête de lui faire confectionner un
bridge et d’améliorer sa dentition. Il fallait trouver un
dentiste qui accepterait de faire les examens et ensuite le travail, et la
pose de l’appareil. Après l’abandon de la plupart des
dentistes de la ville, ce fut le Dr Palmier, rue de la Gare à Châteauroux,
dentiste bien connu, qui accepta la situation. Il effectua son travail de
nettoyage de la mâchoire du lion et il fit le nécessaire sur
la scène de l’Appolo, transformé en cage à
fauves, et en public. Malgré son appréhension face à
un client peu habituel, M. Palmier parvint à maîtriser son opération,
qui réussit au mieux après une forte anesthésie. Cela
aurait été une vraie catastrophe si le lion, pris tout à
coup d’un appétit dont il était privé, s’était
jeté sur le dentiste pour se régaler de chair fraîche.
Il aurait d’ailleurs pu commencer par moi dans le bois de Gireugne
!!!
Robert QUENTIN (83 ans)