Plein écran Ecran réduit Sommaire
Préface
___



Dans notre psychologie intuitive, l’âge se trouve fort souvent associé à la mémoire. Quitte parfois à en arriver à des propositions paradoxales. Les personnes âgées sont à la fois celles qui portent la mémoire de la collectivité et dans le même temps celles qui perdent leur mémoire.
Ainsi lorsque l’on considère la mémoire en terme de contenu, comme une accumulation de savoirs et de connaissances, la personne âgée s’avère être celle qui sait le plus de choses. En raison même de son âge, elle a vécu des périodes fort diverses et éloignées dans le temps. Elle a accumulé les savoir-faire, les tours de main, les connaissances.
Dans la famille, par exemple, les plus vieux sont ceux sur lesquels repose la continuité familiale. Ils ont connu les ancêtres directs. Ils sont souvent les seuls à savoir encore qui est qui, et à pouvoir faire le lien entre les branches éloignées de l’arbre familial.
Dans l’entreprise également la mémoire repose sur les plus anciens. Ce sont eux qui à l’approche de la retraite sont les porteurs de l’histoire de la collectivité. Ils sont les témoins des changements technologiques, aussi bien que des conflits, des conquêtes commerciales et de l’apparition des nouveaux produits. Les plus âgés constituent les supports de la culture d’entreprise qui fonde la solidarité au-delà des intérêts économiques divergents et des crises. Sur eux repose également la mémoire technique des savoir-faire, à laquelle on aura recours pour intervenir sur des matériels anciens, oubliés des plus jeunes. L’importance de cette mémoire est apparue lors des mises en préretraite massives qui ont privé justement de nombreuses entreprises de cette mémoire et les a contraintes parfois à rechercher leurs anciens employés pour retrouver les savoirs perdus.
Une personne âgée qui meurt, c'est une bibliothèque qui disparaît, a pu écrire André Malraux, traduisant ainsi l’importance des anciens comme témoins et mémoire vivante de toute collectivité.
Dans le même temps les personnes âgées sont celles qui se plaignent et redoutent le plus de perdre leur mémoire. Parmi les nombreuses idées reçues à propos du vieillissement, celles qui touchent cet aspect sont les plus florissantes. Vieillir serait perdre sa mémoire ! Il faut dire que certaines pathologies du vieillissement s’attaquent en effet de manière pernicieuse aux fonctionnements mnésiques et viennent conforter cette idée. Mais il ne faut pas tomber dans le pessimisme de certains qui confondent ces pathologies avec le vieillissement normal, et considèrent la démence comme le lot de chacun.

Les études objectives sur la question sont plus optimistes et ne constatent qu’un déclin relatif qui n’affecte que certains aspects, avec toutefois des différences interindividuelles d’une grande ampleur. On oublie aussi un peu trop vite qu’à tout âge les fonctionnements mnésiques connaissent des ratés. Chacun a connu le trou de mémoire, la difficulté à mettre un nom sur un visage, le mot au bout de la langue, et l’effort pour apprendre leçons, cours et récitations dont peuvent témoigner tous les élèves et étudiants, désagréments qui ne sont nullement le privilège de l’âge.
Il n’en reste pas moins que les plaintes à propos de la mémoire sont des plus fréquentes chez les âgés. Bien souvent d’ailleurs le travail du psychologue qui anime un atelier mémoire, consiste à rassurer les participants sur leurs compétences, en leur montrant qu’ils sont encore capables de mémoriser bien plus de choses qu’ils ne le pensent.
Quoi qu’il en soit, nous nous trouvons devant un redoutable paradoxe si ceux-là même dont on attend qu’ils soient les gardiens des souvenirs de la collectivité, souffrent de troubles à cet égard ou redoutent de perdre leurs souvenirs avec l’âge !
Même sur l’intérêt à porter aux témoignages des anciens, les avis divergent. Car, comme chacun sait, les vieux radotent. Ils nous parlent de leur enfance, de leurs parents, de leurs guerres, autant de vieilles lunes qui n’intéressent bien sûr plus personne à l’aube du XXIe siècle, alors que seul l’avenir s’annonce palpitant et que demain sera forcément mieux qu’aujourd'hui et surtout qu’hier.
Toutefois, lorsque comme les auteurs, on prend le temps d’écouter les personnes âgées et que l’on va jusqu’à solliciter leurs souvenirs, la richesse de cette mémoire nous éblouit. C’est l'histoire réelle de tout un siècle, vécue par les acteurs, qui nous devient palpable, vivante et proche. Il ne s’agit plus de photographies dans un livre d’histoire, mais de témoins qui racontent leur vécu.

Ils ont vu les déclarations de guerre placardées sur les murs. Ce sont leurs pères, parents, frères ou soeurs qui sont partis pour la guerre ou dans les camps de concentration. Ils ont entendu Hitler, De Gaulle à la radio. Ils ont connu la faim et les privations qui n'ont pas manqué au long de ces années. Ils ont aussi vécu les jours de victoire, l’irruption des congés payés, l’arrivée des nouvelles technologies, de l’automobile  à la conquête de l’espace.
Cette génération qui se trouve, ou commence à entrer dans le grand âge, entre soixante-quinze et cent ans, occupe en effet une place singulière dans l'histoire de l’humanité. Elle a sans doute connu les plus grands bouleversements éprouvés par l’homme depuis ses origines, dans la période la plus courte. En un siècle les progrès scientifiques et technologiques ont transformé de manière radicale les modes de vie. Ces personnes qui sont aujourd’hui âgées, sont nées dans un monde qui était plus proche du Moyen Âge, si ce n’est de l’Antiquité, que de celui que nous vivons actuellement. Nos aînés que l’on voit pianoter sur leur téléphone à touche ou changer les chaînes de leur téléviseur, ont vu le jour dans un univers qui ignorait l’ensemble de ces technologies. L’électricité n’était qu’une amusante invention. L’avion ou l’automobile constituait le passe-temps de quelques riches passionnés dont on lisait les exploits dans les journaux... pour ceux qui savaient lire. En un peu plus d’une durée de vie, ces inventions et beaucoup d’autres sont passées dans la pratique quotidienne, modifiant radicalement la vie de chacun, pour le meilleur ou pour le pire, mais de façon irréversible.

Le témoignage de nos personnes âgées apparaît dans ce contexte comme quelque chose d’à la fois irremplaçable et fragile, car ils vont disparaître et avec eux les témoins de cette épopée. Écoutons-les pendant qu'il en est encore temps.
Les écouter, c'est aussi leur signifier que leur expérience, quelle qu’elle fut, recèle une richesse unique. La valeur d’une vie ne se mesure pas à la notoriété ni à l’accumulation des biens, mais à la profondeur des expériences, aux bonheurs donnés ou reçus, à la vie transmise de toutes sortes de manières. Écouter une personne âgée, c’est lui signifier que sa vie valait le coup d’être vécue, lui faire prendre conscience combien elle a été riche, même si elle a été économiquement pauvre. Toutes choses qui sont en mesure d’éclairer les dernières années d’une existence.

Ne nous privons donc pas de ce bonheur, d’écouter les générations qui nous ont précédés. Nous allons nous y enrichir au contact de leur expérience, peut-être y prendre des leçons de sagesse, en tous cas rendre hommage à ceux qui ont forgé notre monde et notre réalité.



Daniel ALAPHILIPPE
Professeur de Psychogérontologie
Université François Rabelais - Tours



Plein écran Ecran réduit Sommaire