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Plusieurs guerres

BÉRANGÈRE ET LA GUERRE
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Bérangère LAGAND, âgée de quatre-vingt-huit ans, nous raconte une période de sa vie
qui se situe de 1914 à 1945 :
deux guerres et le Front Populaire ou l’histoire dans l’Histoire.
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Première époque
La guerre de 1914-1918


J'avais cinq ans en 1914 et j’habitais à Creil à cinquante kilomètres au nord de Paris. Les Allemands  avaient occupé notre ville pendant quinze jours, et je me souviens que ma mère était apeurée à l’idée de les croiser dans les rues. Ces envahisseurs avaient ordonné à la population de vivre les volets clos. On était cinq enfants à la maison et mon père avait été réformé pour sa vue défaillante. Néanmoins, il fut mobilisé et envoyé au Front dès janvier 1914. Le souvenir de sa première permission est gravé à jamais dans ma mémoire... Le pauvre malheureux boitait ! Ce défaut d’équilibre était le résultat de la mauvaise action d’un individu qui lui avait subtilisé ses souliers, si bien qu’il dut se contenter de chaussures trop petites qu’un camarade lui avait procurées.

À cinq ans, on donne énormément d’importance à son ventre. Le manque de pain fut difficile à vivre... J’y pense encore aujourd'hui ! Je me souviens qu’après le départ des Allemands de Creil, notre ville accueillait les permissionnaires du Front pour une huitaine de jours. Quand la popote du casernement arrivait, on se précipitait pour obtenir un peu de nourriture, mais on devait attendre le lendemain parce que les soldats refusaient de nous servir le jour même. On mangeait un peu dans la gamelle des soldats parce que nous n’avions rien à manger... Les Allemands étaient retranchés sur Compiègne.

À l’époque, j’avais déjà réalisé qu’il n’y avait pas d’argent à la maison puisque papa était parti au Front. Pour acheter le pain, on possédait une carte de rationnement... Mais la quantité délivrée ne suffisait pas à assouvir notre faim, si bien que nous demandions à des soldats d’acheter, avec nos maigres deniers, du pain supplémentaire à la boulangerie étant donné que la troupe n’était pas tenue au rationnement dans la pratique.

Mon père gardait les voies de Chemin de Fer. La ville de Creil fut bombardée par les dirigeables allemands en 1918. Dans les rues, les personnes chargées de la sécurité sonnaient le clairon pour alerter la population du danger. Mon père était verrier, alors on se réfugiait dans la verrerie, au dessous du four... Là, on était à l’abri ! Les gaz de cette chaudière ont rendu mon petit frère malade. Mon père fut ensuite mobilisé dans les mairies pour travailler. Il est allé à Blangy puis au Tréport en Seine-Maritime, et c’est à cette période que l’armistice mit fin à la guerre. Les sirènes des bateaux se mirent à retentir pendant de longues heures symbolisant notre joie. Nous avions, mon frère et moi réussi à nous procurer des pétards... C’était la fête !


Deuxième époque
Le Front Populaire


En 1936, nous avons eu nos premiers Congés Payés. J’étais mariée avec un cheminot, et nous avions nos deux filles. Mon époux avait dessiné une tente que j’avais moi-même réalisée. J’aimais beaucoup la couture ! Nous sommes allés en train de la région parisienne où nous habitions jusqu’au lac d’Annecy. On avait ensuite pris le bateau pour la Suisse où nous nous arrêtâmes pour camper. Malheureu-sement, l’orage avait été tellement virulent que nous ne pûmes pas monter notre fameuse tente, si bien que nous nous retrouvâmes dans un hôtel charmant avec nos deux enfants. Nos hôtes étaient très sympathiques. Ils firent sécher notre matériel de camping dans leur grenier. On n’était pas loin du Palais des Nations que nous allâmes visiter à pied, il y avait quand même une trotte !...C’était joli ! Au retour, j’étais fatiguée alors, je fis pour la première fois de ma vie de l’auto-stop à un monsieur qui passait avec son hippomobile à six places.

J’ai eu la joie de découvrir le magnifique paquebot “Normandy” au Havre. Il était immense, on pouvait y trouver des courts de tennis, des piscines, des lieux de culte pour les catholiques et les protestants... une vraie petite ville flot-tante !
Ceux qui avaient de l’argent en profitaient pour y faire la fête. Je me souviens que lorsqu’il arriva, je me suis mise à crier “Le voilà, le voilà”, mon mari était un peu gêné par mon enthousiasme.


Troisième Époque
La guerre de 1939-1945


J'avais trente ans en 1939. Mon époux travaillait au service de la maintenance des trains de la compagnie des chemins de fer. Il fallait nettoyer, dégraisser, graisser les trains à vapeur. Mon frère était chauffeur. Il mettait le charbon dans la chaudière de la locomotive. Pendant cette période de guerre, ils partaient pour quinze jours. Ils réparaient les dégâts causés par les Allemands sur les voies ferrées. Mon mari n’était pas soldat, mais il était utile aux chemins de fer, et on avait besoin des trains dans le pays, si bien que peu de cheminots partirent à la guerre.
On habitait à Aulnay-sous-Bois, dans la région parisienne. Le souvenir du manque de charbon m’a beaucoup marquée. Les hivers furent très froids si bien que nous dormions avec nos deux filles dans notre divan pour nous réchauffer la nuit. On était gelés ! À Aulnay-sous-Bois, il y avait un grand chantier qui allait jusqu’au Bourget... On voyait le charbon passer, mais il n’était pas pour nous à notre grand désespoir ! C’est vraiment difficile de vivre cela quand on a deux jeunes enfants ! On avait peur pour les filles avec tous ces bombardements... On éteignait la lumière à chaque alerte, et on se réfugiait à la cave. Toute la population était rationnée pour les vivres, le pain nous manquait énormément, et je revivais inconsciemment mon enfance lors de la première guerre mondiale.

Je me rappelle que l’un de mes frères avait demandé à travailler en Allemagne croyant ainsi qu’on aurait libéré notre autre frère prisonnier des envahisseurs... Pauvre candide, notre frère ne fut jamais relâché. Il dut s’évader avec un copain de captivité. Ils furent beaucoup aidés par les Alsaciens qui les ont cachés et habillés durant leur cavale. Ils étaient dans l’obligation de voyager uniquement la nuit et leur seul repas se composait de pissenlits. En arrivant à Creil, ils durent se réfugier en zone libre près de Brive. En effet, Paris et sa région étaient occupés par les Allemands à cette époque.

J’ai connu l’exode par le chemin de fer. Les trains circulaient plus ou moins bien entre la zone occupée et la zone libre. Pour ce voyage inhabituel, j’avais emporté des provisions, surtout du pain que j’avais enveloppé précieusement dans un linge. J’étais accompagnée de mes deux filles et de la concierge de notre logement, qui avait de la famille près de Limoges qui pouvait nous accueillir. Pendant le trajet, j’ai distribué notre pain tant que je pouvais, même à nos voisines les plus proches qui nous en quémandaient... Mais un beau jour, j’en n’avais plus que pour mes enfants si bien que j’ai ressenti chez ces personnes une certaine tension à mon égard lorsque j’ai dû leur refuser le quignon habituel... On pense d’abord à ses enfants quand on est une mère ! On était installés juste derrière les mécaniciens de la loco qui avançaient au jugé... Il n’y avait plus réellement d’organisation de la circulation ferroviaire dans cette période de trouble et de panique.
Un jour, nous nous arrêtâmes à Salbris, au sud d’Orléans, pour nous désaltérer dans un bistrot. Il était qua-tre heures du matin, et il y avait des hommes à l’intérieur qui buvaient un café avant d’embaucher. La propriétaire du lieu ne voulait pas me faire chauffer le café au lait destiné à mes enfants... Je suis alors entrée d’autorité dans sa cuisine, j’étais devenue méchante ! J’ai chauffé le café au lait que j’ai apporté à mes enfants, puis j’ai rapporté à l’hôtesse de ce lieu son bol... J’ai rencontré beaucoup de gens égoïstes comme cette cafetière pendant cette période trouble. Il y avait même un homme qui faisait payer l’eau de son puits aux réfugiés assoiffés. Par contre, il y avait aussi des gens extraordinaires comme ce soldat qui nous avait donné des fraises terreuses qu’on avait trouvées excellentes... On n’est pas difficile quand on a faim ! Lorsque nous étions dans ce café, un incident surgit : le train repartait sans nous... Il faisait demi-tour, et au lieu de se diriger vers Limoges où mon époux nous attendait, il retournait vers la capitale avec nos bagages. Que faire ? On n’avait plus rien, plus un sou. Je demandai aux employés de la gare quelle était la démarche à suivre pour récupérer mon bien... Leur réponse fut “Démerdez-vous !” Suite à mon insistance, ils se décidèrent à téléphoner à la gare suivante pour que mes bagages soient descendus. Nous prîmes un train, avec mes deux filles et la concierge pour nous rendre à cet endroit. Ils devaient être dans un chariot, mais nous ne les vîmes point... L’angoisse nous prenait, la concierge avait perdu le vélo de son fils et moi, mes sacs à dos et mes deux valises, et surtout mon argent ! Nous reprîmes, le vague à l’âme, le train pour Limoges où mon mari et mes frères nous attendaient. Notre signe de ralliement dans cette foule immense était un sifflet. En effet, mon époux devait siffler pour que nous puissions nous diriger vers lui, ce que nous fîmes en entendant ce son particulier. Je lui racontai notre mésaventure. Il partit sur le champ avec le fils de la concierge à la recherche de nos biens... Il réussit à les retrouver, mais il devait prouver qu’il en était le propriétaire... Il pensa au billet de mille francs qui était placé à l’intérieur de notre li-vret de caisse d’épargne qui se trouvait lui-même dans l’un des sacs à dos. C’est ainsi qu’il prouva notre bonne foi et que nous pûmes récupérer nos bagages. Le fils du concierge s’écria “Oh ! cet homme se sauve avec mon vélo”. Tout se termina bien, chacun récupéra ce qui lui appartenait. Nous sommes restés chez la tante de notre concierge jusqu’au mois d’août 1945. Nous n’avions pas d’argent, mon époux était souvent absent par son travail. La ville nous donnait des dédommagements pour manger. Je suis allée deux fois à la perception pour toucher cet argent. Un jour l’employé me   dit : “Non, vous n’avez rien, votre mari touchera sa paie”. Je lui rétorquai en désignant deux dames présentes dans le bureau “Monsieur, ces dames là, c’est pareil leurs maris sont des employés du métro et elles touchent de l’argent !” Je lui expliquai que mon mari ne pouvait pas m’envoyer d’argent, mais rien à faire... Je partis donc sans mon argent. J’ai fait trois kilomètres pour rencontrer le maire de la commune, et je lui expliquai toute l’histoire. Il est intervenu auprès de la perception, si bien que lorsque je suis revenue dans le bureau, le fonctionnaire me demanda mon nom, et prit un effaceur liquide pour ôter la signature qui était déjà apposée sur le registre face à mon patronyme, et il me fit signer sur cet emplacement... L’employé avait détourné mon argent en signant à ma place ! Mon époux avait été rappelé sur Paris parce que le nord du pays s’était remis en route, et on avait un besoin urgent des trains. J’étais une fille de la ville, et de ce fait, je ne savais pas faire de feu dans la cheminée. C’est pourquoi nous nous sommes nourris essentiellement de pâté et de pain car j’étais incapable de faire cuire quelque chose. Je me souviens d’une femme qui faisait du beurre, et qui me vendait le petit-lait, qu’on donne habituellement aux co-chons, pour mes filles.

Au mois d’août 1945, je suis rentrée à la maison avec mes deux filles.


Épilogue


Tout le monde a trifouillé. On m’a vendu des capotes de l’armée américaine dans lesquelles j’ai confectionné des manteaux pour mes filles. Il n’y avait plus rien. Il existait un trafic terrible du vin et de l’alcool... Celui qui ne l’a pas vécu, ne peut pas s’en rendre compte ! Je me souviens d’un voisin qui trafiquait, et qui avait été arrêté sur le quai de la gare par les forces de l’ordre, les menottes aux poings... Ça fait mal !

J’allais en Belgique pour acheter du café, j’avais l’avantage de ne pas payer de train étant femme de cheminot. Un jour, on m’a interpellée en me disant de venir assister au “spectacle”... On coupait les cheveux des femmes. Je dis “Vous n’avez pas honte !”, elles avaient couché avec un Allemand... Elles n’avaient pas tué ! Couper les cheveux aux femmes ! Les Français avaient fait aussi des vilaines choses. Mon beau-frère qui était gradé dans l’armée française m’a dit que le comportement de certains soldats en Alsace avait été inqualifiable. Ils cassaient tout parce que pour eux les Alsaciens n’étaient pas français... Ce n’est pas beau !

Après la guerre, on avait encore les tickets d’alimentation. On n’avait le droit à la viande que le samedi. Pendant un moment, il n’y avait que du chou à manger et rien à mettre avec. On faisait le feu dans le tire-gaz parce que le gaz n’arrivait pas.
La guerre était terminée, mais la vie était encore très difficile...

Mes filles aimaient à me dire “Tu en connais des choses maman, tu t’es faite par toi-même”. J’ai commencé l’école à l’âge de neuf ans, parce que pendant la guerre de 1914-1918, on avait transformé les écoles en hôpitaux. À treize ans, je n’ai plus voulu aller à l’école... Je suis allée gagner de l’argent comme mes frères. Voilà la mentalité que j’avais, je n’ai donc pas eu mon Certificat d’Études.


Bérangère LAGAND (88 ans)



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