LE TAUREAU DU MOULIN
DE MOUSSEAU
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La douleur de mon échec à Gireugne
commençait à se tasser et je me disais qu’en changeant
complètement de sujet, ça irait peut-être mieux.
Toujours flânant sur mon grand vélo avec tout le matériel
nécessaire, j’arrivai à Mousseaux, un hameau de
quelques moutons, pas très loin de Châteauroux. Et là,
face au moulin, sur l’autre rive je trouvai le site espéré
dans mes pensées. La rivière, l’Indre, était très
large à cet endroit. Le moulin qui était un moulin moderne, était
une grande construction géométrique, toute d’un bloc
donc très facile à dessiner. Tout près, une rangée
de peupliers très droits et très hauts, et très réguliers.
Donc pas de problème pour ma composition. Je mis mon ouvrage en
train, et me retournai pour voir s’il n’y avait pas derrière
moi quelque chose de plus beau. C’était à peu près
pareil. Des peupliers aussi hauts dont le feuillage, agité par un
petit vent, faisait comme du papier que l’on froisse, et la pointe
des arbres, moitié verte, moitié argentée, semblait
rejoindre les petits nuages blancs qui se baladaient dans un joli ciel bleu
de printemps. Sur la berge, pas loin d’où je m’étais
installé, des laveuses finissaient de rincer leur linge. Un tableau
tout fait s’offrait à mes yeux. Je ne doutais plus que c’était
là qu’allait se produire le miracle de mon premier beau
tableau. Très attentif à tout, j’aperçus tout de
suite au fond de la petite prairie où je m’étais
installé, une énorme bête, de couleur fauve, un peu
rousse, qui me regardait avec insistance, avec des petits yeux perçants,
mais sans grogner. La carrure énorme me parut, même de loin,
bien supérieure à la grosseur de notre grand buffet de la
salle à manger, avec de chaque côté de la tête,
de très grandes cornes recourbées qui ressemblaient au guidon
des grosses motos américaines. Mais l’énorme animal ne
faisait aucun mouvement ni aucun bruit. C’était comme une
statue, et il était très impressionnant. C’est à
ce moment précis que je devinai qu’il devait m’avoir
pris en grippe d’avoir osé venir dans son territoire, et je me
mis à penser qu’en silence, il mijotait dans sa grosse tête
un sale coup à me faire en vache pour me surprendre. Une vacherie,
mise au point par un taureau, ça n’est pas drôle et je m’en
suis vite rendu compte. Cet animal me sembla être une brute épaisse,
sans intelligence. Mais lui savait ce qu’il voulait faire, et il
tenait à son idée de me prendre en traître, par derrière.
Après quelques pas, il arriva, comme en dansant, tout près de
moi. Et se plaçant un peu de travers, de son gros museau, il envoya
mon chevalet dans l’Indre, près des laveuses un peu effrayées.
L’une d’elle eut le réflexe courageux de saisir une des
branches du chevalet et le ramena sur la rive. C’était
toujours ça de sauvé, mais mon tableau, tout juste ébauché,
je le vis qui flottait, envolé de dessus le chevalet. Il filait tout
doucement attiré par le courant. Où allait-il ? Destination
inconnue ! Cela arrive quelquefois à des tableaux très célèbres,
et ce genre d’avatar les rend encore plus célèbres aux
yeux du public. Je me refuse à parler de mon tableau, probablement
très gondolé, et en piteux état. Je repris le chemin
de la maison, très vexé. Deux échecs comme ça
pour mes débuts, c’est dur à encaisser. À la
maison, changement d’attitude de mes parents. Ma mère ne
pleurait plus, mais mon père, muet la première fois, me fit bénéficier
de compliments très sévères et très durs, ce
qui n’a rien d’étonnant de la part d’un militaire
de carrière, même en retraite. Et les qualificatifs les plus
vexants me tombaient dessus, dans un vocabulaire que n’aurait osé
mon jeune professeur de français que j’aimais beaucoup. Et après
cette tempête, le calme parut très curieux. On ne m’envoya
pas au lit, je me retirai tout seul dans un coin de la cuisine en mangeant
un restant de frangipane, que ma mère confectionnait fort bien. On
se remet comme on peut !
Et le silence retomba à nouveau sur mon début
de carrière. J’ai lu depuis que de grands maîtres
avaient eu, eux aussi, de sérieux déboires à leurs débuts.
Moi, au moins, je n’étais pas appauvri matériellement.
Mais le moral en avait pris un coup. Ne vous effrayez pas de cette
histoire, mes jeunes amis, futurs artistes. Vous en verrez peut-être
d’autres. De tout, des taureaux, des vaches et des humains qui
auraient presque envie d’envoyer un grand coup de parapluie sur un de
vos tableaux. I1 ne faut pas en faire un drame... Peut-être ce ne
sont pas de grands connaisseurs ! Le taureau non plus, car ce n’est
pas à moi, je crois, qu’il en voulait, mais à mon ébauche
dont les couleurs avaient dû lui faire peur.
En somme, nous avons eu peur tous les deux. De tout ça,
on peut en rire, mais beaucoup plus tard !
Robert QUENTIN (85 ans)