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SOUVENIRS
D'UN PEINTRE PAYSAGISTE
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Comment j’ai débuté mes études à la mer.
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A l'occasion de l'un de mes voyages à Paris, dans une petite galerie du quartier Saint-Germain-des-Prés, mon attention fut attirée par trois ou quatre tableaux (marines), signés Henry Moret, un peintre que je ne connaissais pas. C’étaient des marines très fortes de motif et de facture (mer, rochers, falaises et ciel), mais pas de personnages ni même quoi que ce soit qui rappelle les humains. C’était coloré modérément, mais le style était très fort, et on en recevait un choc. Pour la peinture comme pour les œuvres musicales, il faut recevoir un choc. Le grand artiste est celui qui vous fait partager ses propres sensations. Après m’être renseigné auprès du directeur de la galerie (le nom ne m’est pas resté), j’appris que Henry Moret avait travaillé autrefois avec Gauguin à Pont Aven, mais s’en était séparé pour vivre son art personnel. Qu’il avait habité (dans deux maisons) pendant trente ans dans un village de pêcheurs du sud Finistère, à Doélan, et qu’il avait toujours travaillé sur place, ou presque, partageant son existence entre la peinture, la pêche côtière et la chasse.
L’arrière-pays étant très giboyeux (lapins, perdrix, colombes et faisans) on le citait dans le pays comme un tireur au fusil de premier ordre. Emballé tout à coup par les tableaux d’Henry Moret, je filai à un bureau de syndicat d’initiatives et à la Maison de la Bretagne (rez-de-chaussée de la Tour Montparnasse), me documenter sur Doélan et les environs. Ce que j’appris, et ce que je vis par de superbes dépliants acheva de me donner une envie folle d’aller barbouiller par là.
La première direction à atteindre était Quimperlé, un arrêt des rapides Paris-Quimper, ensuite rayonner par les services de cars pour aller à Doélan. Ce patelin n’était qu’un village de pêcheurs (environ 200 ou 250 habitants), un coin perdu entre de hautes falaises de granit (pas d’hôtel, pas de magasin : un vrai trou !). J’étais de plus en plus emballé, d’autant plus qu’à la réflexion, je me disais que si un peintre de talent avait habité là pendant trente ans et qu’il y avait fait de si belles peintures (huiles sur toiles), j’allais sûrement y découvrir une mine de motifs sensationnels ?
Muni de ma mallette d’objets indispensables en voyage et de mon matériel de peinture (chevalet de campagne pliant et articulé pour tous terrains), cartons pour peindre et papiers de qualité, je pris le train à la gare Montparnasse et descendis à Quimperlé, une belle petite ville très ancienne. J’étais comblé, et je me sentais déjà l’âme d’un bon peintre de la Bretagne.
Je n’ai jamais été dans ma vie un prétentieux ni un orgueilleux, mais là, en débarquant du train, je me sentis agrippé par ces énormes défauts, qui à mon avis devaient me soutenir dans une vie de grand peintre. Je n’étais plus le même qu’au départ.
À Quimperlé que je voyais pour la première fois, je n’avais pas le choix et ne me donnai pas la peine de chercher. Juste la place de la gare à traverser et j’entrai à l’hôtel de l’Europe. Au bar, je pris une consommation (crêpes et cidre).
On me donna tous les renseignements pour atteindre Doélan par car. L’hôtesse, une belle brune, me vanta les beautés du pays et aussi le confort de la chambre que j’avais retenue, où elle tint à monter avec moi pour continuer à bavarder.
En effet, elle avait connu pas mal de peintres et elle était très documentée. Je retins une pension pour la nuit, avant de partir pour Doélan. Le repas qui me fut servi à midi ne pouvait que renforcer mon moral artistique et général d’ailleurs. Je n’avais plus qu’à me laisser vivre à ce rythme nouveau. L’Hôtel de l’Europe à Quimperlé me procura toute la sérénité et la tranquillité d’esprit nécessaires pour affronter les paysages grandioses qui allaient me recevoir. Le Pouldu, et Brigneau, à une quinzaine de kilomètres de là, m’intéressaient moins, car l’âme de Gauguin y flottait encore. Comme il ne m’a jamais séduit, j’aimais mieux atteindre Doélan que l’hôtesse me signalait comme un pays de rêve pour un peintre.
Le lendemain, après une nuit de repos absolu (la ville de Quimperlé devait être en toute saison une ville calme), j’embarquai à neuf heures et demie, avec tous mes bagages pour Doélan. Là, c’était le calme, mais aussi le vide. Rien, pas de mairie, pas d’école, ni de poste, aucun hôtel, ni restaurant, ni magasins... Il fallait bien que je trouve un point de chute pour le moins acceptable. Ce fut l’auberge du port qui m’accueillit.
Prudemment, je retins pour huit jours afin de voir comment la suite pourrait se présenter. Mademoiselle Le Port, l’hôtesse, me fit visiter. C’était simple, mais solide, l’escalier de bois n’était pas encore dégrossi, et la rampe était une énorme corde de la grosseur du bras. Par la fenêtre, c’était un rêve, la vue sur le large qui apparaissait entre deux collines rocheuses, la mer s’engouffrait entre les deux et venait presque baigner la porte d’entrée de l’Auberge du Port.
Le repas de midi fut simple : radis, beurre salé à volonté, sauce aux choux de Bruxelles, fromages et au dessert crêpes ou far breton (un gâteau que j’ai appris à aimer et que j’ai toujours redemandé jusqu’à Belle-Ile-en-Mer. Ma Parisienne me disait invariablement : “Voilà qu’il en mange encore, il va finir par en crever avant de rentrer à Paris”).
Dans toute cette région, j’ai pu profiter de sites admirables pour dessiner et peindre. Je me mis au travail tout de suite, inspiré, je peignis le gouffre de Doélan un soir d’orage, des maisons bretonnes à Brigneau, et bien d’autres choses encore.
Sans Belle-Ile-en-Mer, je ne m’en serais jamais sorti. Imaginez cette île d’un relief difficile, avec des falaises de trente mètres et plus, dominant ce chaos de rochers, prenant dans les rayons du soleil des formes fantastiques, une vraie fin du monde ! C’est ce qu’en a dit le grand Claude Monet.
J’avoue sans honte, que l’ensemble de la Bretagne  a favorisé formidablement mes débuts pour peindre la mer. Car la mer est un motif vivant, sans arrêt en mouvement avec des couleurs, et des éclairages qui ne permettent pas de s’endormir dans la routine.


Robert QUENTIN (85 ans)


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