L'HISTOIRE D'ADÈLE
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Ma grand-mère, Adèle, est née en
1845 dans une famille nombreuse. Très jeune, elle est entrée
en apprentissage dans une chemiserie à Villedieu (Indre). Comme
elle était très adroite, sa patronne Madame Bonvallet l’a
emmenée à Paris apprendre à utiliser une machine à
coudre (cette machine, une Reimann [reprise par
la maison Thimonier] fut la première du département
de l’Indre). Elle arriva à l’hôtel vêtue du
costume berrichon et de sa coiffe si bien que le personnel lui chanta “Au pays du Berry”. L’année
suivante, elle y est retournée pour apprendre à réparer
la machine.
Plus tard, elle s’est mariée et a eu
quatre enfants. L’aîné, Alphonse est né en 1868.
Il était assez diable, un soir où il avait été
en retenue à l’école, il s’était caché
dans la cheminée. Le maître l’a cherché partout.
Il a reçu la plus belle correction de sa vie ! Toutefois, à
neuf ans, il allait aider les maçons pendant les vacances.
C’est l’année 1879 qu’on a
appelée l’année du grand hiver. Cette année-là,
il a fait si froid que la commune de Villedieu, qui était entourée
de bois, fut envahie par des loups. Ils venaient jusque sur la place rôder
autour des étables. Heureusement, il n’y a pas eu de victimes.
Mais, un jour, mon oncle Alphonse qui revenait de chercher du pain a eu le
bout des doigts gelés.
En 1880, mon grand-père mourut. Ma grand-mère,
avec ses quatre enfants, ne pouvait plus aller à la chemiserie. Elle
dut faire de la couture chez elle. Entre autres, elle travaillait pour la
châtelaine, Madame de Montalivet, et ses belles-filles (elle avait
quatre fils). À l’époque, le château n’était
pas délabré comme maintenant et, même encore quand j’étais
petite, je me souviens d’une calèche capitonnée de bleu
ciel dans une des remises. Je me souviens aussi des chasses à
courre, j’aimais voir les piqueurs avec leurs beaux costumes rouges
partir à la chasse. C’était très joli !
En plus de la couture, ma grand-mère allait
porter les dépêches de la poste, parfois jusqu’à
10 h du soir.
Mon père, Léon, né en 1879, était
le plus jeune des quatre enfants. Vers l’âge de 10 ans, il a
commencé à travailler dans une fabrique de porcelaine. Il y
en avait cinq à l’époque. Plusieurs membres de ma
famille y travaillaient.
Ma grand-mère a porté la coiffe
berrichonne toute sa vie. Elle est morte en 1935, j’avais quinze ans.
Elle achetait ses coiffes aux femmes de Reuilly qui venaient les vendre,
une fois l’an, à la foire de Villedieu. Elles les brodaient en
gardant les chèvres.
Je n’ai pas connu ma grand-mère
maternelle, décédée en 1895 après avoir eu six
enfants. Mon grand-père était très dur avec ses
enfants. Il est décédé en 1923.
J’ai été particulièrement
marquée par la déclaration de la guerre de 1914, j’avais
cinq ans. Mon père a été mobilisé ainsi que ses
frères. Un détail m’avait frappée : mon oncle
Joseph était en uniforme et, avant de partir, il a échangé
sa montre contre une autre qui était dans un tiroir. Je lui ai dit :
“C’est que tu prends ta montre de
guerre ?”.
Ma grand-mère Adèle leur avait
confectionné à chacun une pochette en cuir pour mettre leur
livret militaire. C’est le cordonnier, boiteux, qui habitait en
dessous de chez nous qui lui avait donné le cuir... J’ai
toujours celle de mon père. La première fois que mon oncle
Alphonse est venu en permission, au bout de quatorze mois, il était
plein de poux. Ma grand-mère avait fait bouillir de l’eau dans
une grande “casse” (marmite) en fonte dans la buanderie. Elle lui avait préparé
du linge propre. Elle a tout lavé, même la capote bleu horizon
et elle a tout rincé à la rivière... Elle a fait la même
chose pour ses frères.
Mon oncle Alphonse est parti sur le Lùzitania, à
Salonique, en 1916. Quand il a pris le bateau à Marseille, la mer était
en furie et on a dû l’attacher au mât pour qu’il ne
soit pas emporté. Revenu sur le Melbourne, ils ont failli être
coulés par un sous-marin allemand mais, finalement, ce sont eux qui
l’ont coulé.
Je me souviens du jour de l’Armistice, c’était
un jeudi, les cloches se sont mises à sonner. Le garde-champê-tre
a dit à ma grand-mère : “Tu
pourras dormir tranquille Adèle, la guerre est finie, tes fils vont
revenir”.
Mon père est entré dans l’une des
porcelaineneries les plus grandes qu’on appelait “La grande boîte”. Ses
patrons étaient M. et Mme Jouhannet. En 1921, la fabrique a entièrement
brûlé. Le sol était en planches recouvertes de tôles.
Les fours restaient allumés la nuit car il fallait au moins 30
heures pour cuire la porcelaine. Les fours étaient en terre et cerclés
de fer. Il était environ 8 h du soir, tout à coup nous avons
vu les flammes monter vers le ciel. Je revois les cercles des fours voler à
l’extérieur. Les pompiers n’avaient que des pompes à
bras et tout le village a fait la chaîne pour transporter les seaux d’eau
que l’on prenait dans le lavoir situé à huit cents mètres
de l’incendie. Tous les pompiers des environs sont venus aider, mais
le lendemain ils y étaient encore. L’usine n’a jamais été
reconstruite.
En 1919, il y a eu la grippe espagnole. Nous habitions
avenue de la gare à cette époque. En face de chez nous, deux
sœurs sont mortes le même jour. Elles avaient 20 et 22 ans. Je
revois les deux corbillards tirés par des chevaux marchant côte
à côte.
Petit à petit, les porcelaineneries ont fermé.
Les enfants des châtelains s’étant dispersés, le
château est tombé en ruine. Il était, en partie, monté
sur pilotis au-dessus de la rivière où nageaient des cygnes.
Un jour l’un d’eux a mordu la femme du gardien et lui a cassé
la jambe... Ils ont une grande force dans les ailes. Ma grand-mère
Adèle est décédée en 1925, et mes deux oncles
en 1929.
Gilberte PINOTEAU (82 ans)